Regards

Lulu s'inquiétait un petit peu de voir les jolis yeux de sa demoiselle clignoter sans arrêt. Un peu de fatigue, peut-être, mais quand même, ça commençait à devenir régulier. Et puis c'est pas normal de s'approcher si près du livre... "Oui mais maman, c'est tout filou si je regarde de trop loin, et je vois pas bien".
Tout flou. Comment ça tout flou? Lulu qui a les yeux fragiles se pose quelques questions, culpabilise un peu, fait remonter à la surface toute son enfance entre l'opération, les lunettes, les colibets des camarades d'école, et elle commence à paniquer un peu. Alors elle décide d'emmener la demoiselle voir le docteur des yeux. C'est une dame, elle est très gentille, elle a beaucoup d'humour et elle plaît à Lulu.
La dame a dit à Joana de regarder bien droit devant elle, le petit sapin qui s'allumait dans l'appareil. Elle l'a fait, à genoux sur le fauteuil un peu trop grand pour les enfants. Ensuite, elle s'est bien appliquée à lire chaque lettre qui s'affichait sur le mur, pendant que Lulu, spectatrice, une fois n'est pas coutume, se demandait où tout ça allait bien pouvoir les mener. La dame a expliqué qu'il faudrait revenir, pour qu'elle puisse bien regarder le fond des yeux de la demoiselle.
Il a donc fallu déposer quelques gouttes d'un liquide qui rend le monde autour encore plus flou, et plus filou, que sans lunettes.
Les pupilles dilatées comme celles d'un chat la nuit, la dame a bien examiné et a dit: "il faut des lunettes pour cette demoiselle." Des lunettes pour lire, pour écrire, pour regarder à la télévision un rat faire la cuisine dans un grand restaurant parisien, mais pas pour le reste. La demoiselle y voit très bien quand elle joue dans le jardin.
Alors après l'école, après la crêpe au sucre du goûter, après la conjugaison du verbe parler, la lecture de la page 2, et une révision de multiplications, tous les trois sont allés voir un monsieur qui vend des lunettes dans son magasin, des centaines et des centaines de paires. La demoiselle n'était pas rassurée, alors Arno l'a fait rigoler, lui aussi en a essayé. Et puis, de fil en aiguille, de montures en pince-nez, elle y est arrivée. Deux paires de lunettes pour que tout soit net. Deux petits objets si particuliers, qu'il va falloir apprivoiser. Et jour après jour, elles s'habitueront l'une à l'autre. Et ensemble elles s'habitueront à ce qui les entourent. Mais ça c'est pour vendredi. Quatre jours pour se faire à l'idée, y penser, se préparer à sa nouvelle image, parce que "quand même Maman, ça change un peu le visage".

Lulu est rassurée, tout s'est bien passé. La demoiselle est magnifique avec ses lunettes. Et personne ne perdra rien de son regard au travers de ce petit accessoire.